9

 

Immédiatement après le départ des enfants, Thanys avait organisé la défense de la cité. Dans sa lettre, Imhotep expliquait qu’il fallait établir, à la hauteur de Mennof-Rê, un barrage interdisant à tout navire de pénétrer dans le nome des Murs Blancs ; il était persuadé que la Mort Noire se transmettait par contact direct et qu’il fallait isoler la Haute-Égypte, Bien sûr, il eût été préférable d’installer un barrage plus en aval, mais il était impossible de surveiller efficacement tous les bras du fleuve. La tâche serait donc plus aisée à la hauteur du nome des Murs Blancs. Il était vital d’empêcher toute personne, quel que fût son rang, de passer de Basse-Égypte en Haute-Égypte. Se conformant rigoureusement aux instructions, Thanys chargea Semourê de mettre en place une puissante ligne de défense entre les deux royaumes.

En l’absence de Piânthy, Semourê regroupa les soldats de la Maison des Armes et les gardes royaux pour établir un cordon sur toute la largeur de la vallée, y compris sur le fleuve, où les navires militaires interdirent tout trafic en provenance de Basse-Égypte. Les négociants et les pêcheurs se plaignirent, mais Semourê se montra inflexible : nul ne devait passer.

Très vite, toutes relations furent arrêtées entre les deux royaumes. Djoser lui-même avait adressé un courrier à Thanys, l’avertissant qu’il demeurait à Per Bastet, malgré les objurgations du nomarque, qui l’incitait à repartir pour Mennof-Rê. Plusieurs de ses hommes avaient été touchés, et il ne voulait pas courir le risque de ramener la Mort Noire en Haute-Égypte, sous prétexte qu’il était l’Horus. Son corps était celui d’un homme, et donc aussi vulnérable à la maladie que celui de n’importe lequel de ses sujets. Il devait montrer l’exemple.

La mort dans l’âme, Thanys fit promulguer un édit stipulant que toute personne qui tenterait de forcer le cordon militaire serait immédiatement abattue par les archers royaux. Cette décision désespérait la jeune reine. Elle aurait voulu posséder un pouvoir assez puissant pour repousser le fléau. Elle savait que des gens allaient mourir en essayant d’enfreindre les ordres, et elle en tremblait d’avance. Cependant, elle n’avait pas le droit de risquer la vie des citadins de Mennof-Rê et des nomes suivants.

Ce rigoureux barrage militaire impressionna fortement les habitants de la capitale, déjà éprouvés par le nuage de criquets. Par l’imagination, on tenta de deviner ce qui se passait en Basse-Égypte, et l’on frémissait, parce que le roi lui-même était « de l’autre côté ». On craignait pour sa vie, et cela ne contribuait pas à rassurer le peuple. La plupart des habitants ignoraient de quelle manière se manifestait la Mort Noire. Aussi celle-ci revêtait-elle un aspect encore plus terrifiant. Certains, avides de sensations, racontaient à leur façon la lente agonie des malades. Selon eux, le visage et le corps gonflaient, se couvraient de vilaines boursouflures violacées. Les mourants s’étouffaient dans leurs propres vomissures. Les souffrances étaient si insupportables qu’on acceptait la mort comme une délivrance. De plus, on délirait tant que l’on voyait des démons aux yeux rouges ramper vers soi. On disait aussi que les intestins enflaient et éclataient à l’intérieur du corps, puis se nouaient en provoquant des renflements annelés qui bougeaient comme si un serpent s’était déplacé sous la peau. Les spectateurs grelottaient de terreur. Les fabulateurs eux-mêmes finissaient par croire à leurs histoires et n’en dormaient plus la nuit.

Face au spectre silencieux de la Mort Noire, dont on guettait avec anxiété les signes avant-coureurs sur le visage de ses proches, chacun se protégeait comme il pouvait. Plus que jamais on invoquait les dieux. On se rendait dans les temples pour sacrifier une oie ou un agneau. On visitait plus fréquemment la nécropole de Saqqarâh, pour demander leur protection aux défunts. Il ne faisait aucun doute dans l’esprit des Égyptiens que ceux-ci étaient toujours vivants dans le royaume d’Osiris. Ainsi un veuf écrivit-il à son épouse morte trois ans plus tôt :

« Ceci est une lettre d’Akhouti-Hotep, grand scribe de l’Horus Neteri-Khet, à son épouse bien-aimée Nefernet, afin qu’elle intercède auprès du très puissant Osiris pour la protection de son époux.

« Bonjour, comment vas-tu ? Ici, les choses vont plutôt mal. Après que les champs ont été détruits par les criquets, Seth nous envoie une terrible maladie dont je suis en grand danger de périr bientôt. Ne va pas croire que je n’ai pas envie de me retrouver près de toi, ma bien-aimée, mais j’aimerais rester encore un peu, si cela ne te contrarie pas, bien sûr. Tu sais que je n’ai pas prononcé les formules du bout des lèvres lorsque j’ai proclamé ton nom sur terre. Tu as pu apprécier les offrandes que je t’ai apportées, même lorsque j’avais si peu à manger moi-même. Alors, implore le grand dieu Osiris afin qu’il ne me fasse pas mourir trop tôt, et surtout pas de cette affection abominable dont on dit qu’elle provoque d’interminables souffrances. Tu ne peux pas vouloir que ton époux bien-aimé endure une si violente douleur, n’est-ce pas ? En échange, je te promets de couvrir ta table de présents[9]. »

Au cas où les morts eussent fait la sourde oreille, on portait sur soi des amulettes de toutes sortes, taillées dans les matières les plus diverses : or, cuivre, argent, bois, os, ivoire, corne de gazelle… La plus répandue était le Ankh, symbole du souffle de la vie. On rencontrait aussi beaucoup de nœuds Tit de couleur rouge, censés attirer la protection d’Isis. Le pilier Djed, rattaché à Osiris, était un symbole très ancien, dont l’origine provoquait chez les prêtres d’interminables discussions. Certains voulaient y voir l’image d’une botte de blé retenue par quatre liens. Osiris étant également le dieu à peau verte, le neter de l’agriculture, cette forme ne pouvait donc être discutée. D’autres au contraire estimaient qu’il s’agissait de la représentation symbolique de la colonne vertébrale du dieu, notamment ses vertèbres cervicales, là où, comme chacun sait, se tient le pouvoir magique, le heqaou. C’était d’ailleurs pour cette raison que l’on glissait un pilier Djed sous la nuque des défunts momifiés. Une amulette particulièrement puissante était l’oudjat, l’œil d’Horus, qui apportait la plénitude et la vigueur, et qui permettait de recouvrer la santé après la régénération du corps et le retour à l’équilibre.

Ces amulettes se portaient sous forme de bagues, de pectoraux, de boucles d’oreilles, de pendentifs, et les artisans bijoutiers durent redoubler d’activité pour répondre à la demande.

 

Tandis que la capitale vivait dans l’angoisse de voir le fléau franchir la barrière imposée par les guerriers, la Mort Noire faisait des ravages en Basse-Égypte. Une onde de mort s’était propagée sur l’ensemble du Delta, jusque dans l’occidentale Bouto, une entité terrifiante et aveugle qui frappait indifféremment le seigneur et le paysan, le prêtre et l’artisan. Elle avait atteint Tanis, Per Ouazet, Hetta-Heri, Per Bastet, et enfin la ville sacrée, Iounou.

Dès qu’il avait su que l’épidémie avait touché sa cité, Imhotep avait quitté Nefer-Kherou, qui tentait d’oublier son chagrin en s’abrutissant de travail. Lorsqu’il s’embarqua à bord de son navire, il jeta un dernier coup d’œil à Busiris. La vision de la ville lui serra le cœur. Une fumée épaisse planait sur ce qui restait de la cité, provenant de l’incinération des cadavres d’animaux et des incendies, car, par précaution, on brûlait les maisons des défunts. Des centaines d’hommes, de femmes et d’enfants de tous âges et de toutes conditions avaient péri. La Mort Noire avait frappé près du tiers des habitants, dont la plupart rejoindrait le Champ des roseaux[10]. Bien sûr, Imhotep avait eu la consolation de voir guérir quelques-uns de ses malades, mais il était incapable d’expliquer pourquoi, et cette ignorance terrible le désespérait.

Empruntant le bras oriental du fleuve, il remonta en direction du sud. Les eaux lourdes et sombres charriaient d’innombrables cadavres d’humains et d’animaux. En chemin, il s’arrêta à Per Bastet où il retrouva Djoser. Si la robuste constitution du roi lui avait permis d’échapper jusqu’à présent à la maladie, il avait déjà perdu une douzaine de ses compagnons.

La ville était en effervescence. Près de la moitié de ses habitants l’avait désertée pour se réfugier dans les marais, ou pour fuir vers le sud. Sur ceux qui restaient, à peine trois mille, plus de quatre cents avaient été victimes de la Mort Noire. Le médecin envoyé par le grand vizir était mort la veille.

— Que pouvons-nous faire, mon ami ? demanda Djoser, dont le visage portait les stigmates d’une fatigue intense. Je procède à l’élévation de la Maât chaque jour dans le naos. Je fais des offrandes à Bastet, à Isis, à Horus, à Ptah, et même à Seth. Mais ils demeurent sourds à mes prières.

— Nous traversons une époque d’épreuves, ô Lumière de l’Égypte. Kemit n’est pas seule touchée. J’ai appris par des navigateurs que la Mort Noire ravageait le Levant et la Mésopotamie. Les morts se comptent là-bas par milliers. Des villes entières sont anéanties.

— Est-ce le sort qui attend les Deux-Terres ?

— Je l’ignore, mon ami. Personne ne peut dire où s’arrêtera cette abomination.

Le surlendemain, Imhotep atteignait Iounou. Lorsqu’il arriva, l’un de ses serviteurs se jeta à ses pieds, les yeux pleins de larmes.

— Pardonne au serviteur que tu vois, ô mon maître bien-aimé. Il a une bien triste nouvelle à t’apprendre. Notre maîtresse, Dame Merneith, a été frappée par la maladie. Elle attendait ton retour avec impatience.

La gorge nouée, Imhotep se précipita dans sa demeure, jusqu’à la chambre de son épouse. Depuis son lit, celle-ci lui adressa un pauvre sourire. Il constata que la maladie était déjà très avancée. Minée par la fièvre, Merneith n’était plus que l’ombre d’elle-même. De vilaines plaques rouges marquaient sa poitrine, et elle respirait avec de grandes difficultés, Imhotep s’agenouilla près d’elle.

— Ma sœur bien-aimée, murmura-t-il.

— Mon cher Seigneur, dit-elle doucement, j’ai reçu un courrier de Thanys. Elle dit que nos fils sont en sécurité à Kennehout.

Une bouffée d’affection saisit le grand vizir. Même agonisante, Merneith s’inquiétait seulement pour leurs enfants. Elle ajouta d’une voix triste :

— Quant à moi, je crains de bientôt devoir rejoindre le royaume d’Osiris.

Il aurait voulu pouvoir lui mentir, lui redonner quelque espoir. Mais il avait vu trop d’hommes et de femmes mourir pour ne pas savoir ce qui l’attendait.

— Je vais te préparer une tisane qui te soulagera, souffla-t-il, la gorge nouée.

Ouadji survint alors qu’Imhotep aidait Merneith à boire sa décoction calmante. Le nain se jeta aux pieds de son ami.

— Pardonne-moi, mon compagnon, dit-il en pleurant. Je n’ai rien pu faire pour soigner ton épouse. Elle s’est montrée très courageuse.

Il s’était dépensé sans compter, organisant les soins aux malades, encourageant les bien portants, faisant creuser des fosses pour ensevelir les cadavres d’animaux. Tout comme sur Imhotep, la Mort Noire ne semblait pas avoir de prise sur lui, peut-être parce qu’il avait déjà traversé une épidémie semblable de nombreuses années plus tôt. Depuis le début de la maladie de Merneith, il l’avait veillée bien souvent. Mais tous ses efforts se révélaient impuissants.

Le retour d’Imhotep avait donné un regain de force à Merneith. Pourtant, le grand vizir pâlit lorsqu’il constata l’apparition de bubons près de la poitrine de sa compagne. La petite Meri-Nout et nombre d’autres avaient présenté les mêmes symptômes, annonçant leur fin prochaine. Un sursaut de révolte le saisit. Perdu pour perdu, il ne serait pas dit qu’il accepterait d’abandonner son épouse sans combattre. À plusieurs reprises, il avait constaté que certains malades survivaient après que leurs pustules avaient crevé. Il se demanda ce qui se passerait s’il provoquait la chose lui-même. Pris d’un espoir soudain, il prit les mains de Merneith entre les siennes.

— Je connais peut-être le moyen de te sauver, ma bien-aimée, dit-il avec fièvre. Mais il va falloir te montrer vaillante.

La flamme qu’elle lut dans les yeux de son compagnon redonna confiance à la malade.

— Je sais que tu peux tout, mon frère. Je saurai faire preuve de courage.

Il lui adressa un sourire, puis donna ses ordres. Après avoir fait apporter un brasero, il y plongea une lame de cuivre effilée. Lorsque la lame rougie s’approcha de sa chair, Merneith ferma les yeux et serra les dents. Une douleur abominable vrilla son corps, tandis qu’une infecte odeur de grillé se répandait, mêlée à une autre, qui était la puanteur de la maladie elle-même. Un liquide épais s’écoula de la plaie. Puis Imhotep lava la blessure avec une eau dans laquelle avaient macéré des herbes cicatrisantes. Il renouvela l’opération avec chaque bubon. Merneith avait l’impression que son torse n’était plus qu’une plaie béante. Mais le remède s’avéra efficace. Le lendemain, la fièvre avait baissé. Lorsqu’elle s’éveilla, elle sut qu’elle était sauvée. Une violente bouffée d’amour l’envahit, adressée à cet homme exceptionnel qui partageait sa vie. Il ne faisait aucun doute dans son esprit qu’il était bien l’incarnation du dieu Thôt, le magicien qui détenait toutes les connaissances de l’univers. Elle tourna les yeux pour le remercier. Le dieu Thôt, les yeux rougis par la nuit de veille qu’il venait de passer, pleurait de soulagement, en silence.

 

La Mort Noire avait instauré un climat de démence dans le Delta, exacerbant les comportements humains. Certains s’étaient découvert un courage insoupçonné, et assistaient les médecins dans leurs tâches, méprisant la maladie ; d’autres, au contraire, passaient leurs journées à trembler, attendant la mort avec un mélange de panique et de résignation. Sans doute le manque de nourriture n’était-il pas étranger à cette attitude. Mais cette atmosphère d’apocalypse engendra un autre phénomène bien plus grave. Une véritable folie s’était emparée des habitants de certains villages, qui repoussaient les réfugiés avec la dernière violence. Des combats fratricides avaient ainsi opposé des petites cités voisines. Le manque de nourriture était tel que l’on ne désirait pas partager le peu qui restait. Il n’y avait donc pas de place pour ceux qui fuyaient l’épidémie.

Ces fuyards avaient fini par constituer des troupes errantes. Si certaines avaient rapidement disparu, décimées par le fléau, d’autres s’étaient regroupées pour former des bandes puissamment armées. Ces individus, furieux d’avoir été rejetés, et conscients de n’avoir plus rien à perdre, se livraient sans remords à tous les excès. S’ils devaient mourir, d’autres périraient avec eux. Depuis quelque temps, les petits villages subissaient les attaques impitoyables de ces bandes incontrôlables. Les habitants étaient massacrés, les femmes violées et éventrées, les demeures pillées et incendiées. Dans les ruines, on avait également retrouvé les cadavres de certains attaquants, rongés par la maladie et abandonnés par leurs compagnons. Les pillards faisaient main basse sur tout ce qu’ils pouvaient trouver, maigres richesses, animaux qu’ils dévoraient parfois sur place, nourriture, semences, bijoux. Aucune troupe ne pouvaient s’opposer à eux, puisque le quart des garnisons instaurées par Djoser pour protéger les villageois souffrait de la maladie. Quant aux hommes valides, ils n’étaient guère en état de combattre ces hordes hystériques qui surgissaient au cœur de la nuit pour y replonger après avoir perpétré leurs crimes.

 

À Mennof-Rê, le cordon militaire s’était révélé efficace. Aucun cas ne fut signalé dans la capitale. Commandée avec rigueur par Semourê, l’armée royale interdisait à toute personne, quel que fût son rang, de pénétrer en Haute-Égypte. Les messagers envoyés par Imhotep ou Djoser se contentaient de déposer leurs rouleaux à distance, dans des endroits convenus.

La vie se poursuivait tant bien que mal. Plusieurs personnes avaient rejoint le royaume d’Osiris, mais on ne pouvait en tenir la Mort Noire pour responsable. Seule la malnutrition en était la cause. En l’absence de Djoser, Thanys continuait d’assumer seule son rôle de régente. Chaque jour, elle dirigeait le Conseil des ministres, écoutait les rapports, recevait les doléances des différentes corporations d’artisans, s’entretenait avec les juges, les Bouches de Mennof-Rê. Elle surveillait avec anxiété l’évolution des nouvelles récoltes, résultats des semences hâtives que l’on avait effectuées après le passage du nuage de criquets. Elle avait aussi constitué un corps de médecins qui avaient pour charge de surveiller l’apparition du moindre cas de fièvre suspecte.

Semourê lui rendait des visites quotidiennes, lui rapportant les derniers incidents. Il dirigeait lui-même les phalanges armées qui patrouillaient sans relâche à la frontière septentrionale du nome, abattant inexorablement ceux qui tentaient de passer. Une vingtaine de fraudeurs avaient déjà péri de cette manière. Cependant, même si cette terrible décision avait porté ses fruits, Thanys en ressentait une culpabilité qui la poursuivrait sa vie entière.

— Mon âme souffre, mon cousin. Qui suis-je pour avoir ordonné ces meurtres ? Chaque nuit, je ne peux m’empêcher de penser à tous ces malheureux qui ont été sacrifiés sur mon ordre, et qui n’avaient commis pour tout crime que de vouloir fuir la mort en venant se réfugier dans la capitale. Il y avait des femmes et des enfants parmi eux. Il me semble les voir tomber sous les flèches de tes archers. Crois-tu qu’Anubis et Osiris me pardonneront de tels crimes lorsque mon heure sera venue de gagner le Champ des roseaux ?

— Nous partagerons ces crimes, ô ma reine bien-aimée. Ces gens étaient prévenus. Mes guerriers ont tout fait pour les dissuader de passer. Mais ils ont désobéi et ont voulu forcer le barrage. Nous n’avions pas le choix. Le grand Imhotep, ton père, a ordonné qu’aucun contact n’ait lieu entre les personnes venant des régions où sévit la Mort Noire et celles de la Vallée du Lotus[11].

— Ces malheureux avaient peur pour eux, pour leurs enfants.

— Mais ils représentaient un danger bien trop grand.

— Que font les autres ?

— Ils ont installé un campement à peu de distance du barrage, et attendent patiemment que l’épidémie ait cessé pour pouvoir rentrer chez eux. Il en vient d’un peu partout.

Le lendemain, elle demanda à Semourê de la mener sur les lieux. Elle désirait se rendre compte par elle-même des conditions dans lesquelles vivaient les réfugiés. Vers le milieu de la matinée, le navire royal les déposa à proximité du barrage. Sur le fleuve, celui-ci se composait d’une vingtaine de navires qui patrouillaient sans relâche, interdisant aux felouques des pêcheurs de franchir une certaine limite. Sur les rives, de nombreuses phalanges de guerriers avaient pris position à distance régulière, constituant une véritable barrière humaine qui s’étendait jusqu’à la lisière des déserts occidentaux et orientaux. La presque totalité de l’année de Mennof-Rê avait été mobilisée dans ce but.

Sur une rive comme sur l’autre, on avait compris qu’il était inutile de tenter de passer. Vers le sud, les bateaux demeuraient rares. Personne n’était désireux de se frotter de trop près à la menace effroyable qui pesait sur le Delta. Vers le nord, la tâche était plus difficile. Chaque jour voyait de nouveaux arrivants essayer d’obtenir le droit de se réfugier à Mennof-Rê. Ceux qui avaient déjà échoué essayaient de les dissuader, mais beaucoup insistaient. Les guerriers utilisaient alors l’intimidation. Bien souvent, quelques flèches se révélaient suffisantes pour refouler les plus obstinés.

Étudiant les lieux, Thanys comprit que le Sud était relativement bien protégé. En effet, le fleuve remontait vers le nord, et emportait vers la mer tout ce qui aurait pu contaminer la capitale. Elle se rendit compte que, dans le cas inverse, c’est-à-dire si la Haute-Égypte avait été touchée avant le Delta, le courant eût amené la maladie avec lui, et le barrage militaire n’eût été d’aucune utilité. Elle rendit un hommage muet à son père, dont la clairvoyance lui avait permis de deviner que la Balance des Deux-Terres était le seul endroit où l’on pouvait tenter d’arrêter le fléau efficacement.

Après avoir salué les capitaines des vaisseaux, descendus à terre pour venir s’incliner devant elle, elle se dirigea vers la ligne de front, d’où l’on apercevait le village de réfugiés. Ce jour-là, une certaine agitation régnait sur le camp. Elle estima la population à plus de trois mille personnes, femmes et enfants compris. Une fumée épaisse s’élevait à différents endroits, que le vent du nord ramenait lentement vers le barrage. Une puanteur indicible pénétrait les poumons.

— Ils n’ont pas le courage d’emporter les défunts jusqu’aux sables du désert, expliqua Semourê. Alors, ils les brûlent. Ils n’ont presque plus rien à manger. De temps à autre, je leur fait parvenir un bateau chargé de ce que je peux trouver. Mais ici aussi, nous manquons de tout.

— Je sais, répondit Thanys.

Un étau lui broyait les entrailles. Djoser était de l’autre côté, avec Piânthy et une vingtaine de ses capitaines. Elle savait, par le brave Chereb qui continuait de la renseigner, qu’il n’avait pas été touché par la Mort Noire, mais elle n’ignorait pas qu’une demi-douzaine de ses compagnons avaient péri. Un dernier courrier de son père l’avait informé que sa mère avait été malade, mais qu’il avait réussi à la guérir en tentant une opération audacieuse, dont il lui donnait les détails.

Soudain, une rumeur sourde naquit dans le village des réfugiés. On l’avait reconnue. En quelques instants, un véritable flot humain se dirigea vers elle. Une ligne d’archers se forma autour de la reine. Elle leva la main.

— Non ! Attendons de voir ce qu’ils veulent.

Une femme de son âge – une trentaine d’années – semblait entraîner la foule. Parvenue à portée de flèche, elle apostropha Thanys.

— Écoute la servante qui te parle, ô Grande Épouse ! Je sais quelle bonté est la tienne. Je suis arrivée hier de Per Bastet où les gens meurent aujourd’hui comme des mouches. J’ai ainsi perdu deux enfants. Il m’en reste trois, que je veux sauver. Notre seule chance est de fuir vers la Haute-Égypte, où les dieux nous prendront en pitié, puisqu’ils vous ont épargnés jusqu’à présent.

— Ce ne sont pas les dieux qui nous ont pris en pitié ! répondit Thanys. La Mort Noire ne nous a pas touchés parce que nous avons interrompu tout trafic entre les deux royaumes. Mais si un seul individu porteur de la maladie pénètre dans le nome, il lui permettra de se propager, et des milliers de personnes mourront.

— Je ne peux te croire, ô ma reine. Je pense au contraire que les dieux vous protègent, et qu’ils nous protégeront si nous vous rejoignons.

— C’est faux ! Tu mettrais en danger toute la population du Lotus. Ainsi parle le grand Imhotep.

Désemparée, la femme poussa un rugissement de colère étouffée.

— Je sais que tu es une femme digne de respect, et animée par les sentiments les plus nobles, et je ne veux pas croire tout ce qu’on m’a raconté depuis que je suis arrivée, c’est-à-dire que ceux de la Haute-Égypte veulent garder pour eux les récoltes à venir, qui seront insuffisantes pour nourrir tout le monde. Alors, la Mort Noire vous permet de sacrifier facilement une bonne partie de la population, ce qui fera autant de bouches de moins à nourrir.

— Cela est totalement absurde, riposta Thanys avec virulence. Tu oublies que mon époux, l’Horus Neteri-Khet, est, lui aussi, à Per Bastet. Il a refusé de revenir aux Murs Blancs par peur de propager la maladie. Crois-tu que je ne tremble pas pour son sort ? Ne peux-tu pas te montrer aussi courageuse que lui ?

— L’Horus ne risque rien : il est protégé par les dieux, clama la femme. Je ne puis accepter tes paroles !

Elle désigna, à ses côtés, trois gamins dont le plus âgé n’avait pas dix ans. Tous trois étaient nus, le crâne rasé, orné de la tresse recourbée sur l’oreille droite.

— Je sais que tu es bonne, ô ma reine. Tu n’auras pas le courage de m’empêcher de passer avec mes enfants, afin qu’ils soient sauvés.

Sans attendre de réponse, elle se mit à avancer d’un pas lent, tout en fixant Thanys dans les yeux. Un grand froid envahit la reine. Dans le regard de la femme, elle lisait une détermination farouche. Elle comprit alors que les paroles seules seraient insuffisantes pour l’arrêter ; la réfugiée était décidée à jouer le tout pour le tout. Mais il était impossible pour autant de lui permettre de pénétrer en Haute-Égypte. Un peu plus loin, la foule attendait en grondant sourdement. Si Thanys cédait, elle se précipiterait vers la frontière et forcerait le barrage, et derrière elle viendraient les réfugiés dont beaucoup portaient la maladie. Un cruel dilemme broyait le cœur de la reine. Jamais elle n’avait été amenée à prendre une décision aussi effrayante. Mais laisser entrer cette femme et ses enfants revenait à condamner plusieurs milliers d’Égyptiens à mort. Elle serra les dents, puis ordonna à un guerrier de lui donner son arc. L’homme s’exécuta. Du côté des soldats, un silence total s’était fait. En face, la foule grondait de plus en plus fort. Thanys clama d’une voix ferme :

— Je n’ai rien contre toi, femme. Et surtout, je ne désire pas ta mort. Mais je te préviens : si tu continues à avancer, je t’abats.

Joignant le geste à la parole, elle décocha une flèche qui vint se ficher à moins d’une coudée devant la femme. Celle-ci marqua un temps d’arrêt, puis sans cesser de regarder Thanys, reprit sa marche lente, tout en tenant ses enfants par la main.

— Arrête-toi ! hurla Thanys.

— Non, ô ma reine. J’ai confiance en toi ! Tu ne peux vouloir ma mort.

— Je ne la désire pas. Mais je te tue si tu fais un pas de plus, car tu mets toute une ville en danger.

La femme n’écouta pas et poursuivit sa marche. Un silence de mort s’était appesanti sur les lieux. Les yeux brouillés par les larmes, Thanys arma de nouveau son arc. Elle ne sentait plus la chaleur du soleil impitoyable. Une nausée incoercible lui tordit l’estomac. Mais elle n’avait pas le droit de faiblir. La femme n’était plus qu’à une vingtaine de pas.

— Pardonne-moi, ma sœur ! hurla Thanys.

La flèche frappa la rebelle en plein cœur. Un étonnement sans borne se peignit sur ses traits, puis elle s’écroula, sans lâcher la main de ses enfants qui se mirent à hurler de terreur. Un grondement de fureur explosa dans les rangs des réfugiés, des insultes fusèrent. Aux côtés de Thanys, les archers armèrent leurs arcs et lâchèrent quelques flèches dissuasives qui firent reculer les plus agressifs.

Bouleversée, Thanys éclata en sanglots. Semourê la prit dans ses bras. Mais elle le repoussa doucement et revint parmi les guerriers. S’adressant à la foule, elle déclara :

— Mon cœur saigne pour cette femme et ses enfants. Son regard restera à jamais gravé dans mon esprit, car je n’avais aucune haine contre elle, bien au contraire. Je l’aimais, comme j’aime chacun de vous. Vos souffrances sont les miennes, et c’est pour sauver vos frères de Haute-Égypte que j’ai accompli ce geste. Il demeurera en moi comme une plaie qui ne se refermera jamais. J’aurais agi de même si la situation avait été inversée, et si la Mort Noire avait frappé Mennof-Rê. Mais sachez que je suis déterminée à recommencer si un seul d’entre vous tente de nouveau de passer.

De retour au palais, Thanys s’enferma dans ses appartements. Le visage de la femme la hantait.

— Je me fais horreur ! dit-elle à Semourê qui l’avait accompagnée. Comment ai-je pu commettre une telle abomination ?

— Parce que tu es une grande souveraine, Thanys. Tu as vu comme moi le corps de cette malheureuse ; elle était amaigrie, rongée par la fièvre ; sa peau était couverte de plaques. Il ne fait aucun doute qu’elle aurait apporté la maladie à Mennof-Rê, et au-delà, jusqu’à Kennehout, Nekhen, jusqu’à Yêb, même.

Il lui prit la main.

— Ton geste demandait beaucoup de courage. Nous ne devons faire montre d’aucune faiblesse et maintenir ce barrage de soldats. Il a fait la preuve de son efficacité. À ce prix-là seulement nous pourrons sauvegarder la Haute-Égypte des ravages de la Mort Noire.

— Oui ! Je sais que tu as raison.

Cependant, ce qu’elle avait aperçu du village des réfugiés l’inquiétait. Leur réaction hostile après la mort de la femme lui faisait redouter le pire. Ils arrivaient chaque jour plus nombreux. Si la situation perdurait, il était à craindre qu’ils ne décidassent de forcer le barrage. Les soldats ne pourraient les contenir tous, et il s’ensuivrait un terrible massacre, qui aboutirait immanquablement à la contamination de la Haute-Égypte. La nuit suivante, son sommeil fut peuplé de cauchemars.

Il faisait encore nuit lorsque Semourê, les yeux rougis par la fatigue, vint la réveiller.

— Thanys, Chereb est arrivé au barrage. Il a de graves nouvelles à te communiquer. Il ne veut parler qu’à toi.

La première pyramide III
titlepage.xhtml
Bernard Simonay - La premiere pyramide III_split_000.htm
Bernard Simonay - La premiere pyramide III_split_001.htm
Bernard Simonay - La premiere pyramide III_split_002.htm
Bernard Simonay - La premiere pyramide III_split_003.htm
Bernard Simonay - La premiere pyramide III_split_004.htm
Bernard Simonay - La premiere pyramide III_split_005.htm
Bernard Simonay - La premiere pyramide III_split_006.htm
Bernard Simonay - La premiere pyramide III_split_007.htm
Bernard Simonay - La premiere pyramide III_split_008.htm
Bernard Simonay - La premiere pyramide III_split_009.htm
Bernard Simonay - La premiere pyramide III_split_010.htm
Bernard Simonay - La premiere pyramide III_split_011.htm
Bernard Simonay - La premiere pyramide III_split_012.htm
Bernard Simonay - La premiere pyramide III_split_013.htm
Bernard Simonay - La premiere pyramide III_split_014.htm
Bernard Simonay - La premiere pyramide III_split_015.htm
Bernard Simonay - La premiere pyramide III_split_016.htm
Bernard Simonay - La premiere pyramide III_split_017.htm
Bernard Simonay - La premiere pyramide III_split_018.htm
Bernard Simonay - La premiere pyramide III_split_019.htm
Bernard Simonay - La premiere pyramide III_split_020.htm
Bernard Simonay - La premiere pyramide III_split_021.htm
Bernard Simonay - La premiere pyramide III_split_022.htm
Bernard Simonay - La premiere pyramide III_split_023.htm
Bernard Simonay - La premiere pyramide III_split_024.htm
Bernard Simonay - La premiere pyramide III_split_025.htm
Bernard Simonay - La premiere pyramide III_split_026.htm
Bernard Simonay - La premiere pyramide III_split_027.htm
Bernard Simonay - La premiere pyramide III_split_028.htm
Bernard Simonay - La premiere pyramide III_split_029.htm
Bernard Simonay - La premiere pyramide III_split_030.htm
Bernard Simonay - La premiere pyramide III_split_031.htm
Bernard Simonay - La premiere pyramide III_split_032.htm
Bernard Simonay - La premiere pyramide III_split_033.htm
Bernard Simonay - La premiere pyramide III_split_034.htm
Bernard Simonay - La premiere pyramide III_split_035.htm
Bernard Simonay - La premiere pyramide III_split_036.htm
Bernard Simonay - La premiere pyramide III_split_037.htm
Bernard Simonay - La premiere pyramide III_split_038.htm
Bernard Simonay - La premiere pyramide III_split_039.htm
Bernard Simonay - La premiere pyramide III_split_040.htm
Bernard Simonay - La premiere pyramide III_split_041.htm
Bernard Simonay - La premiere pyramide III_split_042.htm
Bernard Simonay - La premiere pyramide III_split_043.htm
Bernard Simonay - La premiere pyramide III_split_044.htm
Bernard Simonay - La premiere pyramide III_split_045.htm
Bernard Simonay - La premiere pyramide III_split_046.htm
Bernard Simonay - La premiere pyramide III_split_047.htm
Bernard Simonay - La premiere pyramide III_split_048.htm
Bernard Simonay - La premiere pyramide III_split_049.htm
Bernard Simonay - La premiere pyramide III_split_050.htm
Bernard Simonay - La premiere pyramide III_split_051.htm
Bernard Simonay - La premiere pyramide III_split_052.htm
Bernard Simonay - La premiere pyramide III_split_053.htm
Bernard Simonay - La premiere pyramide III_split_054.htm
Bernard Simonay - La premiere pyramide III_split_055.htm
Bernard Simonay - La premiere pyramide III_split_056.htm
Bernard Simonay - La premiere pyramide III_split_057.htm
Bernard Simonay - La premiere pyramide III_split_058.htm
Bernard Simonay - La premiere pyramide III_split_059.htm
Bernard Simonay - La premiere pyramide III_split_060.htm
Bernard Simonay - La premiere pyramide III_split_061.htm
Bernard Simonay - La premiere pyramide III_split_062.htm
Bernard Simonay - La premiere pyramide III_split_063.htm
Bernard Simonay - La premiere pyramide III_split_064.htm
Bernard Simonay - La premiere pyramide III_split_065.htm
Bernard Simonay - La premiere pyramide III_split_066.htm
Bernard Simonay - La premiere pyramide III_split_067.htm
Bernard Simonay - La premiere pyramide III_split_068.htm
Bernard Simonay - La premiere pyramide III_split_069.htm
Bernard Simonay - La premiere pyramide III_split_070.htm
Bernard Simonay - La premiere pyramide III_split_071.htm
Bernard Simonay - La premiere pyramide III_split_072.htm
Bernard Simonay - La premiere pyramide III_split_073.htm
Bernard Simonay - La premiere pyramide III_split_074.htm